Disons le clairement : la loi du 15 mars 2004 est une loi injuste, attentatoire à la liberté. Elle a fait asseoir la légitimité d’un intégrisme laïc hostile à l’expression de l’Islam, alors que ses artisans déclarent qu’elle ne cherche qu’à protéger la laïcité.

Elle a été édictée dans un climat passionnel, trois ans après les attentats du 11 septembre, alors que les esprits étaient suffisamment chauffés à blanc au point de faire passer une loi des plus liberticides à l’encontre des musulmans.

Souvenons-nous du climat qui a accompagné la promulgation de cette loi ; une commission a été nommée par le Président Chirac pour réfléchir à la pertinence de sortir une telle loi.

Réfléchir ? C’est beaucoup dire. En témoigne la composition de cette commission présidée par le médiateur de la République M. Bernard STASI , le battage médiatique qui a accompagné les travaux de cette commission, l’acharnement politique dont ont été acteurs beaucoup d’adeptes de la « pensée autorisée » en France.

En effet, avant même que cette commission ne rende ses conclusions, le médiateur de la République avait accordé une interview au journal « Ouest-France » (édition du 31/10/03), dans laquelle il avait déclaré, je cite : « Même s’il y a plusieurs explications au voile, c’est objectivement un signe d’aliénation de la femme. Il est possible que des jeunes filles le portent pour marquer leur indépendance. Elles le portent surtout parce que leurs parents, leurs grands frères, des groupes religieux, les obligent à le faire. Si elles ne le portent pas, elles sont insultées ». Notons la « sage » distinction entre ce qui est « possible » et ce qui est « véritable ».

Le médiateur de la République s’est exprimé, sans que l’on sache vraiment de quelle expérience était-il riche à ce moment-là pour être aussi essentialiste et catégorique. On ne peut donc que difficilement, douter du bon de commande qui a été passé à la dite commission : il fallait que le voile de ces pauvres filles soit stigmatisé pour mieux l’exclure. Car, jusqu’à présent, aucune étude sérieuse avec des données statistiques dignes de ce nom, ni expression libre des concernées, ne sont venues corroborer une telle vision manichéenne.

Aussi, la composition de cette commission cachait mal le caractère « prémédité » d’une telle entreprise de diabolisation. Tous les membres déclaraient, juste avant que la commission ne commence ses travaux, qu’il ne s’agirait pas pour eux de s’orienter vers une loi de prohibition, … sauf qu’un retour en arrière, et un examen plus minutieux de leurs écrits montre combien la position de la majorité d’entre eux était arrêtée sur le voile. Ce qu’ils avaient semé comme stigmatisations a finalement porté ses fruits, place à l’action !

Et pour ne donner que deux exemples de ces « sages », toujours hostiles à la tenue vestimentaire choisie par les jeunes filles, je me rappelle d’un débat auquel avait participé l’une des membres, Mme Hanifa CHERIFI, ex-médiatrice de la République pour les « affaires » dites « du voile », Elle avait expliqué simplement que son rôle était de convaincre les jeunes filles d’ôter leur voile, quitte à passer par la pression de leurs parents. L’explication de Mme CHERIFI, dont je fus le témoin direct, fut des plus péremptoires : « Les filles voilées n’auront aucun avenir professionnel ». Ce soir-là, parmi le public, une de ces « sans-avenir », ingénieur et embauchée dans une grande enseigne, l’a désavouée.

Déjà, en décembre 2001, la même Hanifa CHERIFI déclarait : « Le voile : un piège qui isole et marginalise » (Le Monde). N’est-il pas logique que quelqu’un qui ait été appelé à siéger dans cette commission avec de tels propos stigmatisant ne pouvait qu’encourager une loi d’interdiction ?
Alain Touraine, de longue date hostile à toute mesure coercitive contre le foulard, s’est rallié à l’unanimité de la commission Stasi (moins une abstention, c’est historique !). Il s’en explique ainsi : « Et moi, qui ai constamment dans le passé défendu les jeunes femmes voilées, je veux faire comprendre pourquoi, en signant le rapport de la commission Stasi, j’ai gardé les mêmes idées. Mais, pour prendre position dans une situation concrète, il faut ajouter que nous sommes confrontés à la montée d’un islamisme radical qui attaque ce que j’ai défini comme le noyau de la modernité et qui me semble tout à fait éloigné des projets de beaucoup de femmes voilées. » Et il ajoute : « Je fais l’hypothèse que la loi peut arrêter les mouvements islamistes qui veulent porter atteinte à l’organisation scolaire et hospitalière, mais qu’elle conduira à plus de souplesse, et non à plus de répression, face aux signes personnels d’une foi ou même d’une appartenance ».

Le sociologue, suite à des auditions triées sur le volet a donc complètement changé d’avis : il faut exclure ces pauvres jeunes filles du cursus scolaire, « pour taper sur les islamistes », et « défendre le noyau de la modernité »… Edifiant !

Et pour couronner le tout, on a vu s’exprimer des auteurs aussi partisans qu’outranciers, et plus ils venaient d’un ailleurs liberticide, plus ils étaient considérés comme objectifs ; des politiques de tous bords qui considéraient que l’expression de la religion des ex-colonies constitue une lésion à l’identité nationale. Les ingrédients de l’attaque immodérée étaient réunis, et le scénario fut rondement mené.

Il fallait, ce qui a réussi, préparer les esprits à une loi tout à fait inédite dans un Etat de droit . Ainsi, tout le monde s’est mis à se plaindre. Objet de la plainte : il y aurait des hordes de femmes voilées qui voudraient des horaires aménagés dans les piscines, des femmes qui refuseraient de se faire soigner par des médecins hommes… Même le ministère des sports craignait que la mixité ne soit remise en cause dans les salles de boxe…

Le mur des complaintes a ainsi été érigé pour recevoir les pleurs de tous bords ; les professeurs qui souffraient, les infirmières outrées… Toutes les composantes de la société souffraient de ce fléau : le foulard porté par d’inoffensives écolières. (On est en droit de se demander eu égard au fait que les plaintes ont miraculeusement cessé à l’issue des travaux de la commission, si désormais tout est rentré dans l’ordre !).

Le rapport rédigé par la commission Stasi montre combien la précipitation l’a disputé à l’essentialisme dans ses travaux, qui, à leur issue, ont exclu, en les brisant, plusieurs filles de l’école publique.

Ainsi, on lit dans ce rapport : « La conjoncture internationale, et particulièrement le conflit du Proche-Orient, contribue aussi à aggraver la tension et à provoquer des affrontements dans certaines de nos villes ». Chacun pourra, avec un peu d’intelligence, conclure le lien direct entre cette tension et les filles qui ont choisi de se couvrir la tête !!! Fonder cette loi sur les conflits internationaux ne peut que nous conforter dans l’idée que c’est une loi d’exception.

Aussi, le rapport Stasi a repris l’avis émis par le Conseil d’Etat le 27 novembre 1989, qui, soucieux du respect de la liberté de conscience des élèves, ne leur avait interdit aucune tenue vestimentaire. Le rapport rappelle cependant, que le même Conseil d’Etat avait posé quatre obligations :

- Sont interdits les actes de pression, de provocation, de prosélytisme, ou de propagande ;
- Sont rejetés les comportements pouvant porter atteinte à la dignité, au pluralisme ou à la liberté de l’élève ou de tout membre de la communauté éducative ainsi que ceux compromettant leur santé et leur sécurité ;
- Toute perturbation du déroulement des activités d’enseignement ou du fonctionnement normal du service est exclue ;
- Les missions dévolues au service public de l’éducation ne peuvent être affectées par les comportements des élèves et notamment le contenu des programmes et l’obligation d’assiduité.

Ce qui était donc répréhensible, c’était l’atteinte à l’ordre public, le prosélytisme, l’atteinte à la marche normale de l’enseignement. On ne pouvait donc exclure une fille pour le seul motif qu’elle avait quelque chose sur la tête.

La loi du 15 mars 2004 a été promulguée et interdit « tout signe ostensible ». en d’autres termes, elle s’arroge le droit d’ interdire tout ce qui est visible, à ses yeux. Peu importe l’argutie et la technique, le but est atteint, et des filles, assidues, respectueuses des enseignements et des enseignants, ont été privées d’enseignement public à cause de leur choix d’habillement.

Cette loi a-t-elle réglé les tensions au Proche-Orient ? A-t-elle rendu des petits voyous mal éduqués plus respectueux des filles ? A-t-elle convaincu des femmes qui ont un rapport propre à leur intimité d’aller à la piscine ? A t-elle permis aux filles exclues ou même à celles qui ont opté, contraintes et forcées, d’ôter leur voile de se sentir plus libres, plus émancipées ?

Les filles voilées ont donc été privées de l’enseignement public, à cause de garçons mal élevés qui s’en prennent aux filles, à cause des troubles qui ont lieu au Proche-Orient, à cause de l’atteinte à l’égalité hommes-femmes selon laquelle ce sont les hommes qui décrètent comment les femmes doivent s’habiller, à cause de l’atteinte à une prétendue laïcité selon laquelle l’usager du service public est privé de sa liberté individuelle, même s’il ne porte atteinte ni à l’ordre public, ni à la santé et la salubrité publiques.

Non, cette loi aura décidemment été rédigée et écrite à l’encre de l’injustice. Encre qui, soyons-en, n’a jamais su résister à l’examen critique du temps, et à l’action des Hommes véritablement libres .

Hassan SAFOUI

PS : Après avoir achevé l’écriture de ces lignes, j’apprend que la rapporteuse spéciale de l’ONU sur la liberté religieuse ou de conviction a noté dans un rapport récent, le caractère discriminatoire de la loi du 15 mars 2004 envers les jeunes musulmanes, et recommande une application « souple » de cette loi surtout pour les filles qui ont choisi librement leur tenue vestimentaire..